Postface
« Que ma Bovary m'embête ! »
Stendhal a écrit La Chartreuse de Parme en cinquante-trois jours (4 novembre- 26 décembre 1838), la rédaction de Madame Bovary a demandé plus de cinquante-trois mois (septembre 1851-avril 1856) à Flaubert. Au départ, pourtant, rien de plus ordinaire que l'intrigue de ce roman entrepris en raison même de son extrême banalité. Qu'est-ce que Madame Bovary en effet ? C'est l'histoire d'une femme mariée qui, insatisfaite de sa nouvelle vie (le mariage ne lui a guère apporté la passion dont elle a rêvé jeune fille), prend deux amants et finit par s'empoisonner à cause des nombreuses dettes qu'elle a contractées. Parce que c'est un thème éculé, parce que c'est « la donnée la plus usée » (Baudelaire), Flaubert pense boucler rapidement son roman. En novembre 1851, alors qu'il travaille depuis plusieurs mois déjà sur « sa » Bovary, il écrit à sa maîtresse, Louise Colet : « Honnis soient les sujets simples ! Si vous saviez combien je m'y torture, vous auriez pitié de moi. M'en voilà bâté pour une grande année au moins ». Las ! il faudra bien plus d'une « grande année » pour mener à sa fin le destin d'Emma.
Deux raisons majeures expliquent la longueur de cette éreintante mise en œuvre. D'une part, le contenu même du roman évolue au cours de la rédaction. Si la première idée de Flaubert était de raconter les rêves et les illusions perdues d'une femme adultère, progressivement le récit s'est étoffé, et, dans la lignée balzacienne des « scènes de la vie province », le romancier a accordé de plus en plus d'importance à l'époque (le roman se passe sous la monarchie de Juillet), à la société, ce que souligne d'ailleurs explicitement le sous-titre : « Mœurs de province ». Du coup, Emma devient un personnage statistique, typique, une épouse représentative de toutes celles qui étouffent dans une vie étriquée sans avenir : « Ma pauvre Bovary, sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même » (lettre à L. Colet, 14. 08.1853). Dans le même temps, elle cesse d'être simplement une jeune femme romantique abusée par la lecture de romans à l'eau de rosé, pour devenir un caractère rebelle prisonnier de son corps (Emma rêve d'avoir un garçon parce qu' « un homme, au moins, est libre » ; elle adopte des attitudes « viriles » par refus d'une féminité qui, à l'époque, signifie dépendance, claustration, inféodation à la toute-puissance du « sexe fort »), et finir comme victime expiatoire d'un milieu médiocre, prosaïque, marchand. D'autre part, Flaubert est littéralement hanté par le style, par la forme. Dix fois, vingt fois il remet sur le métier la page, corrige et recorrige les phrases (« la moindre virgule dépend du plan général ») qui doivent subir avec succès l'épreuve du « gueuloir » (le texte doit sonner juste, ne pas heurter l'oreille), rivaliser avec la rigueur, la perfection, « la consistance du vers. Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore » (lettre à L. Colet, 22.07.1852). Comme la tortue de la fable, Flaubert donc « se hâte avec lenteur », ce qu'il déplore souvent, « embêté », « assommé », « ennuyé » qu'il est par ce roman interminable : « ça n'est jamais fini ; il y a toujours à refaire » (lettre à L. Colet, 22.07.1852). Quand il mettra le point final, il aura noirci quelque quatre mille pages manuscrites et mis en moyenne quatre-cinq jours pour écrire une page...
Le procès
Fin avril 1856, Flaubert achève « sa » Bovary. Moyennant quelques coupures, le roman est publié en six livraisons dans la Revue de Paris (octobre-décembre 1856). En janvier 1857, Flaubert est poursuivi pour « offenses à la morale publique et à la religion ». Question : pourquoi le ministère public s'en est-il pris à un roman qui, après tout, ne faisait que raconter une destinée fort commune ? Ce qui a choqué, ce n'est certes pas le sujet (la femme adultère fait alors les beaux jours tant des romans que du vaudeville de Labiche), mais le fait que le romancier s'abstient de tout jugement ( pas plus que Charles, il ne condamne jamais la coupable conduite d'Emma), qu'il fait de « sa » Bovary le moins médiocre de ses personnages (Homais, Rodolphe, Léon et tous les autres habitants de Yonville valent moins qu'elle) et qu'il la pousse au suicide non par désespoir d'amour, non par remords ou désir de rachat (le passage par le couvent a laissé peu de traces dans la conscience d'Emma, complètement « déchristianisée », ne songeant jamais au péché, à la damnation, à l'enfer), mais, beaucoup plus prosaïquement, à cause de dettes insolvables. Tels sont les inexpiables crimes que la justice du Second Empire ne pardonne pas à Flaubert qui, contrairement à Baudelaire (condamné la même année, après la parution des Fleurs du mal), sera finalement acquitté.
Oui mais...
Flaubert aurait dit un jour : « Madame Bovary, c'est moi ! ». Si cette phrase est aussi fameuse que fumeuse (l'écrivain l'aurait dit à une écrivaine, Amélie Bosquet, qui l'aurait ensuite répétée, etc.), ce qui est certain, c'est que même si l'auteur critique, à travers les rêves « de midinette » d'Emma toute la littérature, tous les poncif romantiques (recensés et épingles notamment dans le chapitre VI de la première partie), reste qu'il a un réel faible pour son héroïne : loin de la juger, il donne à voir, à lire les raisons qui la poussent dans les bras de Rodolphe et de Léon. Et la clef du destin d'Emma est dans ce titre, Madame Bovary, une désignation qui ne lui est même pas propre (il y a trois « madame Bovary » dans le roman : la mère de Charles, la première épouse de Charles, et Emma épousée en secondes noces), et un nom qui lui vient de son mariage. Emma aurait été un titre dans la lignée de Delphine, Corinne, Aîala, René, Adolphe ; Emma Bovary aurait mis l'accent et sur la femme mariée et sur l'individualité du personnage (comme dans Anna Karénine de Tolstoï ; un roman intitulé Madame Karénine ne serait plus le même...); Madame Bovary fait des noces de mademoiselle Emma Rouault avec Charles Bovary l'événement majeur, déterminant dans la vie de l'héroïne, une vie symboliquement incluse, enchâssée dans celle du mari (c'est l'existence de Charles qui ouvre et ferme le roman). Or si Charles est d'entrée séduit par la beauté d'Emma, le coup de foudre est loin d'être réciproque, et ce n'est pas sans hésiter que la jeune fille a épousé l'officier de santé. Le texte sur ce point est très clair : c'est le père Rouault, habile marchand (« il excellait dans les marchés, où il se plaisait aux ruses du métier »), qui négocie sa fille, qui la « vend » à Charles au cours d'un dialogue où le roué paysan fait les questions et les réponses, impose de bout en bout son point de vue :
— Quoique sans doute la petite soit de mon idée, il faut pourtant lui demander son avis. Allez-vous en donc ; je m'en vais retourner chez nous. Si c'est oui [...], je pousserai tout grand l'auvent de la fenêtre contre le mur [...].
Charles attacha son cheval à un arbre. Il courut se mettre dans le sentier. Il attendit. Une demi-heure se passa, puis il compta dix-neuf minutes à sa montre. Tout à coup un bruit se fît contre le mur ; l'auvent s'était rabattu, la cliquette tremblait encore. (I, chap. 3)
Que s'est-il dit entre le père et la fille pendant que Charles attend ? Comme le futur marié, le lecteur est tenu à l'écart de cette cruciale négociation (au vrai, le dialogue le plus lourd de conséquences de tout le roman), mais le calcul des minutes suffit pour comprendre l'essentiel. Plus de trois quarts d'heure pour dire « oui », c'est beaucoup, beaucoup trop de temps qu'il n'en faut ! C'est suggérer combien le consentement est réticent, sinon « extorqué ». En fait, Charles est pour Emma la seule porte de sortie, le seul prétendant (non paysan) qui lui offre l'occasion de partir, de sortir de la ferme : elle n'a pas vraiment le choix. La suite, toute la suite du récit découle de ce « oui » du bout des lèvres, de ce mariage « arrangé », de ce mariage de raison.
L'Education conjugale
Emma ne trouve pas la félicité dans les liens conjugaux ; elle déprime, elle souffre, étouffe « dans son ménage », dans la maison qui ferme son horizon, qui borne sa routinière existence de recluse à perpétuité : « sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord » ; « pour elle, rien n'arrivait, Dieu l'avait voulu ! L'avenir était un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermée » ; « Elle s'irritait [...] de ses rêves trop hauts, de sa maison trop étroite ». Pour la changerd'air, Charles, qui est la bonté même, qui l'aime d'un Amour absolu, inconditionnel (mais cela, Emma ne le verra pas), accepte d'abandonner Tostes pour Yonville ; là, Emma fait la connaissance de Léon, jeune clerc de notaire romantique dont elle se sent proche, avec qui elle peut enfin parler musique, théâtre, livres et « romances ». Léon aime Emma, mais, timide, n'ose se déclarer. Quoique tentée, Emma résiste cependant, joue à l'épouse modèle, et refuse les offres de Lheureux. Mais cette « sagesse » la ronge, la met au supplice, la rend malade. L'épais Bournisien, qui ne voit la misère que dans le manque de pain ou de chauffage, ne comprend rien aux maux d'Emma, laquelle se retrouve seule après le départ de Léon pour Paris. Seule, frustrée et furieuse de sa fidélité, regrettant amèrement de n'avoir pas « saisi ce bonheur-là». L'Amant peut venir: mentalement, sentimentalement, l'épouse malheureuse ne demande qu'à entendre de belles promesses, et ce sera pour le cynique séducteur professionnel (au premier coup d'œil, Rodolphe Boulanger a jaugé la vie de cette « pauvre petite femme », et résolu sa conquête : « Oh ! je l'aurai ! ») un jeu d'enfant que de soûler Emma de sentimentales idées reçues, que de leurrer la femme du docteur avec de grands mots, tout comme les officiels séduisent et dupent les paysans des Comices agricoles avec de beaux discours, des médailles, des prix...
Madame Bovary, c'est nous
Rodolphe paie de mots Emma qui, « confond[ant], dans son désir, les sensualités du luxe avec les joies du cœur », « les appétits de la chair, les convoitises d'argent », cède aux flatteuses et insidieuses propositions de Lheureux. Le grand séducteur, le « tombeur » d'Emma, c'est lui, c'est ce « marchand d'étoffes » qui l'incite à se passer ses caprices, qui l'invite à dépenser toujours plus. Ce sont les dettes accumulées, ce sont les harcèlements des créanciers qui vont empoisonner la vie et la mort d'Emma. De ce point de vue, madame Bovary est la première grande victime littéraire de la société de consommation. Et qu'on ne dise pas que cette irrésistible pulsion d'achat est seulement l'expression d'un impénitent romantisme ou d'une conduite frivole, typiquement « féminine » (dans le dictionnaire des idées reçues, c'est bien connu, les femmes et les fringues font la paire). Peut-être ne convient-il plus d'expliquer Emma par son «bovarysme» (invention masculine, terme forgé par Jules de Gaulthier au XIXe siècle), défini comme : « Evasion dans l'imaginaire par insatisfaction » (Petit Robert}. Emma, il est vrai, écoute les boniments de Lheureux, gaspille de plus en plus fastueusement, aristocratiquement, au fur et à mesure qu'elle s'enfonce dans la duplicité et les amours illégitimes, comme si la satisfaction tenait à l'acquisition de toilettes, d'objets et de colifichets. Il est certes facile de réprouver les dépenses inconsidérées de madame Bovary, son surendettement, mais sur quoi repose toute notre publicité, sinon sur la confusion que fait Emma entre l'être et l'avoir, entre la félicité et la possession de « nouveautés » ?
Depuis 1857, les Lheureux se sont multipliés : des marchands de voyages (le désir d'ailleurs est devenue une juteuse industrie : le tourisme vend l'exotisme de pacotille qui hante Emma), des exploiteurs de rêves qui font croire que les objets font le bonheur, il y en a beaucoup de nos jours, aujourd'hui que vivre à crédit, c'est-à-dire endetté, est devenu la règle. Que celui qui n'a jamais rêvé de luxe, de belles et coûteuses choses, que celui qui n'a jamais acquis de superflus gadgets à la mode, que celui qui n'a jamais acheté sans raison ou par compensation, que celui qui n'a jamais cédé aux sirènes de notre société de consommation jette la première pierre à la « pauvre petite femme » de Flaubert.
Madame Bovary, c'est nous...
Yves Ansel (Université de Nantes)