LE LIVRE SOUS L'OCCUPATION


Introduction


La période de l'entre-deux guerre marque un tournant pour l'édition française. La littérature, jusque là considérée comme trop sacrée pour être vendue comme n'importe quel produit, devient à son tour un objet dont on peut faire la publicité, et cela sous l'impulsion de Bernard Grasset, qu'on tient pour l'inventeur de l'édition moderne. Celui-ci, dans un article du Figaro daté du 9 mai 1924, affirme ainsi que : "Le talent n’est pas un fait, étant toujours discutable. Il faut y ajouter, pour lancer une oeuvre, une chose indiscutable, comme est sa publication dans une collection recherchée, le fait que l’auteur a 16 ans, ou qu’il est sourd-muet, ou qu’il se trouve en constante dispute avec sa femme." Avec ces méthodes, il lance avec un grand succès Maria Chapdelaine (1913) de Louis Hémon ou Le Diable au corps (1923) de Raymond Radiguet. Progressivement, d'autres maisons d’édition l'imitent, et en l'espace de dix ans, le lancement des livres change radicalement de forme et d’impact. Ce processus touche également le monde littéraire lui-même. Avant 1939 et ce processus de massification, la littérature entretenait avec la mondanité un rapport particulier. Le mot de "commerce" des livres gardait son acception ancienne et la littérature, encore liée à quelques cafés, n'était pas une industrie. Mais à l'aube de la guerre, la marchandisation du livre bouleverse son statut : elle en fait avant tout un objet. Celui-ci sera censuré, rapatrié, bombardé pendant l'Occupation. Elle en fait également un support, qui dans une optique utilitariste s'imprimera dans un but idéologique.


  1. Les devenirs physiques du livre pendant l'Occupation


La période de l'Occupation est marquée par la destruction des livres, leur censure ou leur rapatriement. Pour qualifier ces exactions, Lucien Polastron introduit la notion de "génicide". Un génicide dit-il, "fait au génie d'un peuple ce que le génocide est à sa chair1". Les devenirs physiques du livre pendant l'Occupation sont liés à cette notion.


A) Le livre censuré

  1. Les organismes censeurs

Le livre pendant l'Occupation est d'abord victime de la censure. Divers organismes en ont la charge. Ainsi l'Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (E.R.R) créé en 1939 est autorisé à inspecter toutes les bibliothèques, les établissements culturels, et à tout confisquer en vue de réaliser les objectifs de l'occupant. Preuve de sa détermination, sitôt la France occupée, elle vide les rayonnages parisiens publics ou privés en l'espace de quinze jours. Le Bibliotheksschutz, qui est le service allemand pour la protection des bibliothèques, s'installe à l'hôtel Louvois, en face de la Bibliothèque Nationale, "afin d'exercer au mieux la mission de censure et de déprédation qui lui était impartie, non seulement rue de Richelieu mais dans toutes les collections publiques et privées. Des listes d'interdiction [sont] promulguées, imposées jusqu'aux bouquinistes sur les quais1."

A cette censure qui vise les ouvrages déjà disponibles se double une censure en amont, qui a pour but, pour les autorités nazies, de contrôler l'édition française sous l'Occupation. La censure française s'exerçait déjà depuis le mois d'août 1939 par le Commissariat général à l'Information, en raison de l'état de guerre imminente. Dès cette époque, les réimpressions sont soumises au visa de la censure. Et le 15 mai 1940, des groupements chargés de recenser les besoins en papier et de sa répartition sont créés. Dès le début de l'Occupation, les allemands mettent en place deux administrations pour contrôler les éditions françaises : d'une part la Propaganda-Abteilung Frankreich dont dépendent des services régionaux appelés Propaganda-Staffel. D'autre part l'Ambassade d'Allemagne de qui dépend l'Institut allemand. Dans la mesure où ces deux administrations s'occupent toutes deux de la propagande et de la surveillance de l'édition, et puisqu'elles vont souvent entrer en conflit, en juillet 1942, la première, la Propaganda-Staffel de Paris, est supprimée. Avant sa suppression, c'est elle qui promulgue des listes d'interdiction d'ouvrages : ainsi pendant l'été 1940, la liste Bernhard censure 143 livres à caractère politique, et promulgue la confiscation de 700 000 ouvrages. La liste Otto, plus complète que la première et datée du 28 septembre 1940, interdit des ouvrages jugés anti-allemands, des œuvres d’écrivains juifs, et des livres anti-staliniens tant que dure le pacte germano-soviétique. Il existera trois listes Otto, numérotés 1, 2 et 3, qui seront établies avec le concours sans doute forcé des maisons Hachette et Filipacchi, et qui représenteront environ 3000 titres. Tous ces ouvrages doivent disparaître de la vente. Les Allemands prennent en outre le soin d’insérer un préambule qui attribue aux éditeurs la responsabilité de cette liste. Le 4 juillet 1941 sont ajoutées les réimpressions et les nouvelles publications des ouvrages anglais et américains. Le 8 juillet 1942, la deuxième liste Otto intitulée « ouvrages littéraires français non désirables » est publiée. Elle est nommément signée par le Président du Syndicat des Editeurs, et classée par auteur et non plus par éditeur. La troisième édition de la liste Otto est publiée le 10 mai 1943. S’adjoint enfin à ces listes d’interdictions une « Liste globale de la littérature à promouvoir ».

L'Education nationale est touchée par la censure. Ainsi pour anticiper la rentrée scolaire, une liste provisoire d’interdiction de certains livres scolaires, notamment dans les matières d’histoire et des langues modernes, a été établie dès le 30 juillet 1940. Bientôt, les autorités comprennent que la première liste est insuffisante ; plusieurs ouvrages subversifs n’y figurent pas et il leur devient de plus en plus difficile de contrôler toute l’édition – les livres confisqués débordent ; dans un raid du 23 septembre 1940, au cours duquel 70 éditeurs sont visités, 713 382 livres sont saisis, et 11 maisons d’édition sont fermées.

Les éditeurs français ne sont pas sans jouer un rôle dans cette censure. Ils reprennent leur activité après avoir signé une "Convention de Censure" qui les engage à publier sous leur propre responsabilité et à s'auto-censurer. Cette "convention de Censure" est signée le 28 septembre 1940 – le jour de la première édition de la liste Otto – entre le Syndicat des éditeurs français par son président, René Philipon, et la propaganda-Staffel. Les éditeurs français sont alors libres de publier ce qu'ils veulent, à condition de ne rien publier qui nuise aux intérêts allemands. Suite à cela, pendant l'Occupation, différents décrets voient le jour. Le 3 mai 1941 l'un d'eux porte création d'un comité d'organisation des industries, arts et commerces du livre – dit Comité d'organisation du livre – chargé des problèmes économiques et techniques relatifs à la profession. Enfin le 9 juin 1941 est institué un Conseil du livre français chargé des questions relatives à "L'orientation intellectuelle à donner à la production des livres, le développement de la lecture publique et la diffusion du livre français." Les maisons d'éditions coupables d'avoir publié des ouvrages anti-allemands ou anti-nazis pendant la guerre, les éditions Denoël et les éditions Sorlot, elles, sont immédiatement fermées. Calmann-Levy et Ferenczi sont "aryanisées", et réapparaissent sous les noms respectifs des "Editions Balzac" et des "Editions du Livre Moderne".

Certaines censures peuvent paraître paradoxales sous l'Occupation. Ainsi "toute traduction de Mein Kampf faisait partie des livres prohibés". Pour Lucien Polastron ce fut "sans doute pour amener les lecteurs à apprendre l'allemand1." Enfin, à la censure du livre pendant l'Occupation qui résultait d'interdictions ou d'impossibilité de publier, s'ajoutait une censure par étouffement, qui fut l'un des effets de l'importance de la propagande nazie. Ainsi, selon Pierre-André Taguieff, l'un des principaux objectifs de la propagande nazie était d'empêcher la diffusion de l'information sur la mise en oeuvre de la « solution finale » : "à cet égard, l'antisémitisme virulent des collaborationnistes français fonctionnait comme un mode de diversion : la réalité de l'extermination en cours était camouflée par des torrents d'appels à la haine1. »


  1. La pénurie de papier et sa réglementation

Un autre moyen de contrôler la production littéraire pour l'occupant est l'attribution du papier. En effet, celui-ci devient une denrée rare pendant l'Occupation, comme l'explique Stéphanie Corcy : "Un éditeur qui consommait avant guerre vingt tonnes de papier par mois ne dispose plus que de cinq cent kilos par mois à l'hiver 1943. En 1938 en effet, on estime que les éditeurs français consommaient en tout trente deux mille tonnes de papier. En 1941, ils n'en reçoivent que la moitié, et en 1943 plus qu'un dixième, c'est à dire moins de trois mille tonnes. Les restrictions s'aggravent donc avec la durée de l'Occupation. Au 1er janvier 1942, les stocks de papier des éditeurs Robert Denoël, Bernard Grasset et Gaston Gallimard sont respectivement de 13 400, 284 600, et 1036 tonnes. En 1942, 87 % de ce contingent est proritairement réservé à l'édition de manuels scolaires, ce qui limite de manière drastique la possibilité d'éditer des ouvrages littéraires, historiques et scientifiques. Chaque éditeur se voit obligé d'établir son propre plan de rationnement. Une circulaire de l'éditeur Fayard envoyée à ses clients en 1942 mentionne qu'un coefficient de réduction de 25 à 50% en fonction des collections est appliqué sur la base des commandes passées au cours du dernier trimestre 1941. [...] Les besoins des éditeurs avant guerre tournaient autour de trois mille cinq cents tonnes par mois. Le minimum mensuel pour assurer le fonctionnement de l'édition devrait être de la moitié. Or, le contingent qui lui est attribué chaque mois par le répartiteur des papiers diminue, passant de mille deux cents tonnes en janvier 1942 à sept cents tonnes en avril et trois cents tonnes en mai.2"

Pour renforcer leur contrôle sur l’édition française, les Allemands demandent au comité d'organisation du livre d’estimer les besoins en papier des éditeurs. Ils répartissent alors cette matière première en récompensant ceux qui se plient aux nouvelles exigences – ceux qui apportent, par exemple, des traductions d’ouvrages allemands – car les difficultés d’approvisionnement en papier s’accroissent : "en 1942, on passe de 2500 tonnes de papier à 1200 tonnes dont 20% revient de droit à la Propaganda-Abteilung et jusqu’en 1944, l’attribution du papier est de plus en plus restreinte. Le 1er avril 1942, le gouvernement de Vichy, ne souhaitant pas laisser aux seuls occupants l'attribution du papier, crée une commission de contrôle du papier d'édition1." Elle est composée de cinq membres et d'une quarantaine de lecteurs, et a la charge de déterminer les oeuvres jugées dignes de bénéficier d'une dotation de papier pour leur impression.

Pour l'attribution du papier, la presse et le livre se font concurrence. La presse est privilégiée et obtient 30 à 33 % de sa consommation d'avant guerre. Sur les cent cinquante tonnes de papier mensuel, cinquante sont attribuées aux éditeurs français, et le reste est conservé pour la propagande nazie. Les manuels scolaires également sont privilégiés : 35 % du contingent total du papier d'édition est alloué aux éditeurs scolaires2. Malgré cela, on trouve dans les écoles des manuels scolaires dont les pages interdites par la censure sont remplacées par d'autres, simplement collées sur les premières3. En réaction à cette pénurie, les éditeurs tentent de s'adapter comme ils peuvent à ces contraintes en multipliant les produits d'abord, en limitant les tirages ensuite. Mais beaucoup d'ouvrages de grands écrivains sont totalement épuisés, en général plus d'un tiers des titres des grands auteurs4.

Il faut noter aussi qu'une autre pénurie a modifié l'offre littéraire pendant l'Occupation : il s'agit de la pénurie alimentaire. Ainsi un nouveau genre fait une brève apparition pendant l’Occupation, ce sont les ouvrages de circonstance comme 340 recettes de cuisine pour les restrictions alimentaires par H.P. Pellaprat.


3) Création d'un marché noir en réaction à la censure

En plus de des difficultés d'approvisionnement en papier, les diverses mesures restrictives établies par les allemands liées à son attribution engendrent un marché noir. Sa nécessité s'explique par la demande littéraire croissante pendant l’Occupation : d'une part l'édition a été empêchée de fonctionner normalement pendant les premiers mois de l'Occupation, d'autre part les Français semblent lire davantage en temps de guerre. Grâce au marché noir les éditeurs peuvent trouver le papier qui leur est refusé et les lecteurs peuvent se procurer les livres des grands écrivains qui ont été mis à l’index. Grâce au marché noir, en 1944, Grasset utilise 71 tonnes de papier malgré les 4,5 tonnes de papier accordées par l'Occupant. l'éditeur Denoël déclare 13 400 tonnes de papier au 1er janvier 1942 alors qu'il est autorisé à en prélever 7 526 tonnes. D'autres éditeurs, avant d'accepter un manuscrit, demandent à l'auteur s'il peut fournir le papier nécessaire à l'impression.

L’hiver 1943-44 voit la véritable crise du monde de l’édition. Les bombardements, les restrictions, mais surtout le manque de papier réduisent l'activité éditoriale au minimum. Les stocks s'épuisent, et les éditeurs s'interrogent sur les priorités éditoriales : doivent-ils plutôt lancer de nouveaux écrivains ou s'en tenir aux classiques ? Dans la clandestinité, les Editions de Minuit impriment leurs ouvrages sur du papier acheté au marché noir. Comme le mentionne Stéphanie Corcy, "des ouvrages épuisés font l'objet de ventes et de reventes illicites. [...] Le livre peut devenir un objet de troc ou de spéculation. Ainsi Paul Léautaud échange une édition précieuse des Odes d'Anacréon contre un kilo de café. Marcel Duhamel achète en librairie des éditions numérotées de Nez-de-Cuir, qu'il revend trois fois plus cher ailleurs. Jean Lescure écrit à Jean Paulhan en 1942 : "Pardonnez-moi de vous demander par quel moyen (autre que le marché noir où l'on me signale déjà le théâtre de goethe à 900 francs) je pourrais acheter les autres publications de la Pléiade1."

B) Le livre rapatrié


La censure qui vise le livre pendant l'Occupation s'intéresse non seulement aux bibliothèques et à l'édition française, mais également aux bibliothèques étrangères. Les nazis mettent ainsi en place pendant l'Occupation de vastes opérations de rapatriement de livres. De considérables bibliothèques parisiennes sont subtilisées en un tournemain, et leur contenu est expédié dans le pays d'origine. Ainsi les 130 000 livres de la biliothèque Tourgueniev saisis par les nazis sont envoyés à Moscou, où d'ailleurs ils se trouvent toujours – Moscou refusant de s'en dessaisir au prétexte que ces livres intéressent son histoire – . De la même façon, la bibliothèque des polonais est rapatriée à Poznan par les allemands. Même chose pour la bibliothèque ukrainienne, mise sous protection allemande : son contenu est expédié outre-rhin dans le mois qui suit, en janvier 1942.

Parallèlement à ces trois importantes collections, ce sont des centaines de bibliothèques qui furent enlevées chez les Russes de Paris (Souvarine, Bukanov, Ossorgin, etc.) et dont le sort est inconnu, de même que pour les soixante et onze caisses de livres de la Bibliothèque tchèque et les cent quarante-quatre de l'International Institute of Social History de la rue Michelet2.




C)Le livre bombardé


Pendant l'Occupation, une quantité importante de livres est détruite dans les bombardements : "la liste des bombardements destructeurs de bibliothèques entre 1940 et 1944 est impressionnante. Mais elle est aussi lourdement répétitive : bibliothèque municipale de Tours, 200 000 volumes détruits, Beauvais 42 000, Douai 110 000 volumes, Chartres 23 000, etc1." Rien qu'en France, dix-neuf bibliothèques municipales et deux bibliothèques universitaires sont détruites, entraînant la disparition de deux millions de volumes. En Belgique, la nouvelle bibliothèque de Louvain disparaît sous les bombes en 1940. Le 25 août 1944 c'est la bibliothèque de l'Assemblée nationale française et ses milliers de livres qui flambe alors que la division Leclerc assiége le Palais-Bourbon occupé par la bureaucratie allemande.

Toutefois, malgré ces bombardements, les bibliothèques continuent de fonctionner. Ainsi, en angleterre, "même au plus dur du blitz, les bibliothèques n'interrompirent jamais leur activité de prêt" écrit Polastron, qui mentionne l'anecdote suivante : "Une dame est venue hier, raconte une bibliothécaire londonienne, désemparée parce qu'elle ne trouve plus le livre qu'elle venait emprunter : "j'ai du le balayer avec les débris du plafond"." lui répond-t-elle2. Cette anecdote est emblématique du statut précaire du livre sous les bombardements, et d'une vie culturelle qui s'y accommode tant bien que mal.

Mais ce ne sont pas seulement les occupants ni les armées respectives qui pratiquent la destruction du livre. Ainsi en 1943-1944, Strasbourg se trouve bombardé par les alliés. Une fois les allemands disparus, la région se hâte de brûler les livres avec lesquels ces derniers avaient remplacé des milliers d'ouvrages en français. Le dessinateur Tomi Ungerer, alors lycéen à Colmar, raconte que : "comme dans un déjà-vu, tout ce qui était allemand devait passer dans un grand feu de joie, la superbe bibliothèque, enrichie déjà à l'époque du Kaiser, fut mise en cendres. Goethe, Schiller, même les bustes en plâtre des philosophes grecs et romains y passèrent3."


  1. Devenirs idéologiques du livre pendant l'occupation


Pendant l'Occupation, le livre est pleinement considéré comme un véhicule idéologique. Dans l'entre-deux guerres, Antonio Gramsci théorise le pouvoir culturel, et met en avant le rôle capital des intellectuels. C'est la domination dans le domaine des idées d'une vue du monde particulière – le communisme pour Gramsci – qui entraîne ou entraînera sa prédominance politique. Ainsi l'Etat en place ne se réduit pas à un appareil politique mais doit organiser le consentement pour se maintenir, et détenir le pouvoir culturel. Au contraire, il s'agit pour le saper de s'emparer de ce pouvoir culturel. Idée qui explicite l'importance du livre pendant l'Occupation, en tant qu'objet culturel, c'est à dire en tant qu'il peut être une arme politique, pour les résistants comme pour les collaborationnistes.


A)Pour la résistance


Malgré la censure, de grandes oeuvres littéraires marquent l'époque de l'Occupation : des ouvrages « classiques » comme L’Étranger – Camus en 1942 – , L’Être et le néant – Sartre en 1943 –, Le parti pris des choses – Ponge en 1942 – L’Invitée – de Beauvoir en 1943 – ou encore Pilote de guerre – Saint-Exupéry en 1942 – sont publiés pendant cette période.

Quant aux écrivains restés en France et qui refusent de publier par le biais d'éditions sous contrôle allemand, ils n'ont le choix qu'entre le silence et l'écriture de la clandestinité.

Les éditions de Minuit sont créées pendant l'Occupation par Jean Bruller (plus connu sous le pseudonyme de "Vercors") et Pierre de Lescure dans un double but : permettre à des écrivains français d’être publiés en France sans avoir à se soumettre à la censure de l’occupant, et projeter à l’étranger une image de la France qui fasse concurrence à celle de Vichy. Pendant l'occupation ils publient notamment Mauriac, Steinbeck, Aragon, Elsa Triolet, et évidemment Le Silence de la mer de Vercors, dont la diffusion officielle débute en novembre 1942. Les tirages des éditions de Minuit pendant l'Occupation restent toutefois très restreints. Par soucis de discrétion, mais également pour des raisons de moyens matériels, il fallait non seulement limiter les tirages mais aussi le nombre de pages des livres : les dix premiers ouvrages publiés sont tirés entre 500 et 1000 exemplaires – le Silence de la mer sera tiré à 350-400 exemplaires –. A partir d'automne 1943, ils atteignent 1000 exemplaires qu'il s'agit d'écouler rapidement. En février 1944, le plus fort tirage des éditions de Minuit atteint 1500 exemplaires avec Nuits Noires de Steinbeck.




B) Pour la collaboration


En face, le plus gros succès de l'Occupation, dans la catégorie des livres politico-littéraires, est le pamphlet antisémite de l'auteur collaborationniste Lucien Rebatet, Les Décombres, qui est publié le 3 octobre 1942 et qui se vend à plus de 200 000 exemplaires. Rebatet connait alors une notoriété annonçant les phénomènes médiatiques d'aujourd'hui : il est sacré écrivain de l'année à la radio, preuve que les nouveaux moyens de communications peuvent être utilisés pour asseoir le succès d'un livre. Toutefois, malgré son succès, ce pamphlet collaborationniste qui plaide pour le châtiment collectif contre les juifs ne sera pas traduit, l'Office nazi de littérature l'estimant outrancier.

A l'image du pamphlet de Rebatet, "la littérature antisémite pendant l'Occupation se caractérise par sa virulence, son caractère explicitement haineux, à côté de l'antisémitisme indirect et voilé du discours du gouvernement de Vichy. Cette littérature collaborationniste est le fait d'une minorité parlante, le milieu du collaborationnisme idéologique. Elle est incitée par l'ambassadeur Otto Abetz et ses services politiques (avec l'Institut allemand dirigé par Karl Epting), l'administration militaire (Militärbe-fehlshaber in frankreich – MBF), l'Office Rosenberg (avec l'Amt Schrifttum) ainsi que la Propaganda-Abteilung de Goebbels – sans compter les agents d'influence directement soumis aux ordres de Berlin – [qui favorisent] la création et la multiplication des officines et des organes de presse, des maisons d'édition, des centres d'agitation et de propagande qui mettent en cause, du point de vue de la collaboration totale, la politique de Vichy.1"

Cet engagement, ce soutient au national-socialisme, s'il est collaborationnisme idéologique, permet aussi certains avantages matériels à leurs auteurs : "L'engagement dans la "lutte antijuive" vaut, à des publicistes-agitateurs tels que Jean Boissel, Pierre Costantini, André Chaumet, Maurice-Ivan Sicard, Jean de la Hire, Pierre Clémenti, Jacques de Lesdain, Dominique Sordet, Jean Lestandi, Henry Coston, Henry-Robert Petit ou Paul Sézille, "des appuis officiels, des emplois assurés, des rémunérations libérales" Il en va de même pour des universitaires tels que l'historien Henri Labroue, le biologiste Charles Laville ou l'historien de la littérature Jean Héritier, pour les médecins anthropologues René Martial et George Montandon, ou pour des journalistes-écrivains tels que Jean Jacoby, Jean Drault, Léon de Poncins, Lucien Rebatet, Pierre-Antoine Cousteau, Pierre Drieu la Rochelle, ou Robert Brasillach. C'est ainsi que Louis Thomas (1885-1962), journaliste et écrivain antijuif, collaborationniste qui acceptait l'étiquette de "dénonciateur professionnel", et écrivait dans les nouveaux temps, la France au travail, le matin ou au pilori, fut notamment récompensé de sa bonne conduite antisémite et pro-allemande par sa nomination, le 11 mars 1941, à la tête des Editions Calmann-Lévy (aryanisées en application de l'ordonnance du 18 octobre 1940), en tant que directeur littéraire.1"

Cet argent était perçu par le "Weltdienst" ("Service mondial") ou le bureau Ribbentrop, précise encore Taguieff.

Des éditions collaborationnistes sont également créées : Les éditions Le Pont ou encore les éditions des C.P.R.N (Centres de Propagande de la Révolution nationale). Y paraît Juif ou Français de Gabriel Malglaive. Ecrit sur un ton mesuré, prétendant à l'objectivité, l'ouvrage n'en postule pas moins que le juif est un étranger inassimilable et il est largement diffusé par les services français de propagande.

Le livre sous l'Occupation et plus précisément le livre de propagande est aussi parfois accompagné de clichés photographiques, comme les pamphlets céliniens Bagatelle pour un massacre et l'école des cadavres lors de leurs rééditions.

La littérature d'endoctrinement destinée aux enfants peut aussi être l'endroit où des thèses racistes sont illustrées. C'est ainsi que l'illustré le Téméraire publie une courte synthèse sur "les secrets du sang" dans son quatrième numéro, daté du 1er mars 1943, où est cité avec déférence "le grand anthropologiste français René Martial", dont la carte sur "la frontière des sangs" est reproduite grossièrement.

Certains ouvrages racistes deviennent aussi des livres de référence, qu'on conseille aux candidats se présentant au concours pour intégrer le corps des Inspecteurs de la Section d'Enquête et de Contrôle (S.E.C) créée en août 1942, dans le cadre du Commissariat général aux questions juives. C'est le cas en 1943 pour les ouvrages La race française et français qui est-tu ? Du docteur Martial.

Enfin, la littérature antérieure est récupérée, sous la forme d'ouvrages de critique littéraire. Henri Labroue compose par exemple un Voltaire antijuif afin de montrer à quel point l'antijudaïsme est une tradition française, en compilant les passages antijuifs de Voltaire.


  1. Pour l'étude des juifs


Pendant l'Occupation, le livre représente également un véhicule de savoir qui peut être utilisé au service d'une idéologie en tant qu'instrument de connaissance. Ainsi Hitler voulait fonder en Bavière après la guerre une université nazie entièrement consacrée à l'étude des juifs et du judaïsme. Pour l'alimenter en ouvrages, les nazis réquisitionnent pendant l'Occupation tous les ouvrages liés au judaïsme. Les bibliothèques pillées leur permirent d'accumuler 550 000 ouvrages en 1943. 700 caisses de livres, en particulier, provenaient de l'Alliance israélite universelle, rue La Bruyère, à Paris, ainsi que cinq bibliothèques des Rothschild parisiens (28 000 ouvrages) et le stock de la librairie Lipschütz (soit 20 000 ouvrages). José Corti raconte que "l'armée allemande n'était pas à Paris depuis huit jours que ses équipes de déménageurs se précipitaient place de l'Odéon pour rafler la totalité de ses livres, comme si le pillage de cette vieille librairie avait été l'un des plus pressants buts de la guerre de Hitler". Les nazis eurent le temps de créer un élément essentiel de cette université, à Francfort, le 26 mars 1941 : l'Institut de recherches sur la judéité, qui devait permettre "l'étude critique des bases spirituelles et les tactiques de notre adversaire idéologique". Polastron écrit à ce sujet que "grâce à cet effort il a donc existé, entre Poznan, Berlin et Francfort, la plus formidable collection de documents en hébreu ou sur le monde juif jamais amassée.1" Mais celle-ci fut endommagée par les bombardement alliée, avant d'être pillée.


  1. Le livre falsifié


Le livre peut être même une pièce à conviction, une preuve, au service d'une idéologie et d'une propagande particulière. C'est ainsi qu'un des livres les plus célèbres de l'Occupation est Le protocole des Sages de Sion que, dès 1933, les responsables nazis diffusent par le biais de leur office de propagande, dans le but d'affirmer sa véracité et de stigmatiser un complot juif justifiant leurs exactions antisémites. Le Protocole des sages de Sion est un célèbre faux. C'est le détournement par la police du tsar d'un livre du français Maurice Joly intitulé dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu. Ce qui n'est à la base qu'une virulente dénonciation de la politique de Napoléon III, et qui vaudra à son auteur d'être condamné à la prison, est récupéré par la police du tsar, et ré-adapté par un certain Matthieu Golovinski afin de faire croire au tsar que la modernisation libérale n'est qu'une ruse des juifs pour mettre en pièces la vieille Russie. L'ouvrage connaît plusieurs éditions russes entre 1903 et 1917 avant d'être traduit en allemand, anglais, français, hongrois, polonais en 1920. C'est le times qui, cette année là, par un article consacré au Protocole des sages de Sion, lui fait une publicité qui marquera le début de sa carrière de best-seller dans toute l'Europe. La preuve philologique qu'il s'agit d'un faux est publiée dès 1921. Mais le succès de l'ouvrage n'en est pas altéré. L'arrivée des nationaux-socialistes au pouvoir en 1933 a pour effet de relancer une propagande antijuive massive sollicitant les protocoles des Sages de Sion en tant que texte révélateur des projets secrets des "Sages de Sion". En novembre 1939 les services nazis de propagande rediffusent massivement les protocoles afin de suggérer que les vrais responsables de la guerre sont les juifs et les francs-maçons. Les nazis considèrent en effet que le savoir offert par les protocoles des Sages de Sion constitue par lui-même un pouvoir : connaître les secrets de l'ennemi, c'est l'affaiblir. Ainsi le livre n'est pas seulement un endroit de fiction, mais un véhicule de vérité politique, qui peut servir de pièce à conviction, de preuve à une échelle politique, pour justifier l'injustifiable.

Enfin, un autre ouvrage falsifié est célèbre pendant l'Occupation. Il s'agit de La Volonté de Puissance, compilation d'aphorismes de Nietzsche, triés et rassemblés par sa soeur, Elisabeth Förster-Nietzsche, dans un but idéologique. De 1939 à 1943, les seules éditions Kröner annonçent 50 000 exemplaires vendus de cette Volonté de puissance, qui servit de caution philosophique, grâce au nom du philosophe allemand, à la politique du Troisième Reich : "le faux auteur de La Volonté de puissance est appelé à la rescousse pour justifier d'autres initiatives que l'antisémitisme, et tout aussi incluses que ce dernier dans une logique de la destruction. C'est le cas pour l'extermination des faibles, des malades, des "dégénérés"1."


Conclusion


Le livre sous l'Occupation est ainsi beaucoup moins souvent une fin qu'un moyen. Lorsqu'il n'est pas censuré, rapatrié ni détruit, il est un instrument idéologique. Rares sont alors les oeuvres littéraires, a fortiori lorsque des contraintes économiques comme la pénurie de papier imposent aux maisons d'éditions une certaine ligne éditoriale en fonction de ce qui se vendra le mieux. Lorsqu'à Berlin en 1933 les nazis firent brûler ses livres sur l'Opernplatz, Freud lâcha ironiquement : "quel progrès ! Aujourd'hui, ils brûlent mes livres, autrefois c'est moi qu'ils auraient brûlé !" Parmi les livres qui brûlèrent lors de cet autodafé, se trouvaient également ceux du poète allemand Heinrich Heine, qui avait écrit un siècle auparavant, en faisant preuve d'une plus grande clairvoyance que Freud, que "ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes". Il laissait ainsi entendre que la façon de traiter les livres était révélatrice de celle de traiter les hommes.



Bibliographie


Ouvrages :

Corcy Stéphanie, La vie culturelle sous l'Occupation, Paris, 2005

Polastron Lucien, Livres en feu : histoire de la destruction sans fin des bibliothèques, Paris, 2004

Taguieff Pierre-André, L'antisémitisme de plume, Paris, 1999

Taguieff Pierre-André, Le protocole des Sages de Sion : faux et usages d'un faux, Paris, 1992

Ungerer Tomi A la guerre comme à la guerre : dessins et souvenirs d'enfance, Paris, 2002


Article :

Richard Lionel, "avatars d'une victime posthume", magazine littéraire n°3, 2001


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1 Polastron, Livres en feu : histoire de la destruction sans fin des bibliothèques p.222

1 Polastron, Livres en feu : histoire de la destruction sans fin des bibliothèques p.227

1Polastron, Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques, p.227

1 Taguieff, L'antisémitisme de plume, p.24

2Corcy, la vie culturelle sous l'Occupation, p.251

1Corcy, La vie culturelle sous l'Occupation, p.250

2Corcy, La vie culturelle sous l'Occupation, p.265

3Corcy, La vie culturelle sous l'Occupation, p.255

4Corcy, La vie culturelle sous l'Occupation, p.255

1Corcy, La vie culturelle sous l'Occupation, p.269

2Polastron, Livres en feu : histoire de la destruction sans fin des bibliothèques, p.227

1 Polastron, Livres en feu : histoire de la destruction sans fin des bibliothèques p.210

2Polastron, Livres en feu : histoire de la destruction sans fin des bibliothèques, p.212

3Ungerer, A la guerre comme à la guerre : dessins et souvenirs d'enfance

1Taguieff, L'antisémitisme de plume, p.76

1Taguieff, L'antisémitisme de plume, p.76

1Polastron, Livres en feu : histoire de la destruction sans fin des bibliothèques, p.234

1 Richard, "avatars d'une victime posthume", magazine littéraire n°3, p.76