Le roman du je
Si un livre de poésies est un véritable succès lorsqu'il se vend à 2000 malheureux exemplaires, le roman est le genre triomphant de l'époque. Et l'un de ses arguments commerciaux majeurs est son lien avec la réalité, ou plus exactement sa portée autobiographique. Car c'est désormais le goût de la réalité qui est recherché, en atteste la récente affaire du Survivre avec les loups de Defonseca, ouvrage aussi violemment rejeté qu'il avait été encensé une fois la fausseté de son caractère autobiographique dévoilée. Que l'autobiographie soit née du genre romanesque ne manque pas d'interpeller : ne considère-t-on pas aujourd'hui que plus une oeuvre est autobiographique et moins elle est romanesque ? Et inversement ? Or, cette conception traditionnelle de l'autobiographie, comme contraire de la fiction, est discutable. Car comment se raconter sans se mettre en fiction ? Toute mise en récit n'est-il pas un processus créateur de fiction ? Prenant en compte ce paradoxe, le concept de "roman du je" remet en cause les repères traditionnels de l'autobiographie institués par Philippe Lejeune. En montrant les limites de la définition de l'autobiographie, il propose de substituer à l'écriture d'un "moi" celle d'un "je" qui se construit par l'écriture.
Les repères de l'autobiographie institués par Philippe Lejeune
Selon Philippe Lejeune, l'autobiographie naît à la fin du XVIIIe siècle avec Les Confessions (1782) de Rousseau. Les techniques romanesques sont alors mises au service d'un ouvrage qui se donne à lire comme une quête identitaire à la recherche des réponses aux questions "qui suis-je" et "d'où viens-je".
L'autobiographie est un « récit rétrospectif en prose que quelqu'un fait de sa propre existence quand il met l'accent principal sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité ». Ce récit se distingue du genre des mémoires en ce qu'il met l'accent sur la psychologie de l'auteur et non sur l'Histoire. Pourtant, ce qui intéresse Malraux dans les Antimémoires (1967) n'est pas le « misérable petit tas de secrets » qu'est le moi. Pour Lejeune, l'autobiographie se distingue de l'autoportrait par sa dimension rétrospective, se différencie du journal intime qui est narration au jour le jour, et s'écrit en prose. En effet, il y a dans la prose autobiographique un désir de dire le vrai, et l'écriture poétique, qui revendique son artificialité, est incompatible avec le désir de véridiction. Pourtant, Chateaubriand dans ses Mémoires d'outre-tombe (1848) aspire à dire le vrai par un style particulièrement travaillé et poétique. Les poètes surréalistes pratiquaient, eux, l'écriture automatique (c'est-à-dire à visée naturelle) pour exprimer le vrai.
L'autobiographie se singularise enfin par un pacte, plus connu sous le nom de "pacte autobiographique", et qui n'est rien d'autre que l' « affirmation dans le texte de l'identité auteur-narrateur-personnage renvoyant en dernier ressort au nom de l'auteur sur la couverture. » Lejeune distingue roman et autobiographie selon la présence ou l'absence de ce pacte. Le pacte autobiographique s'oppose au pacte romanesque qui, inauguralement dans un roman, pose de façon patente la non-identité auteur-narrateur et la fictivité de ce qui est raconté. Roman et autobiographie, selon Lejeune, prendraient place dans un espace plus grand, l'espace autobiographique, qui contiendrait le sous-ensemble autobiographique et le sous-ensemble romanesque.
Mais Lejeune hérite d'une conception classique du sujet (un sujet cohérent, uni, transparent et souverain) qui est contestable.
L'impossibilité du pacte autobiographique
En opposition à cette conception classique se pose la question du rapport qu'entretiennent la vérité et la fiction dans l'opération de narration du moi. Le pacte autobiographique n'est-il pas impossible, en ce que tout récit est fiction ? Si se raconter est se mettre en fiction, alors, comme l'écrivit Rimbaud, "je est un autre". Ainsi, Breton dans Nadja (1928) envisage le « je » sur un mode spectral. Dans l'âge d'homme (1939) de Leiris, se trouve à la fois le désir de vérité, et l'impossibilité de savoir qui on est. S'y donne à lire un nouage entre le refus du romanesque, l'affirmation de l'autobiographie, et la prise de conscience que cette dimension est vouée à l'échec. Le pacte autobiographique est également remis en cause par Romain Gary lorsqu'il devient Emile Ajar, ou par Philippe Sollers lorsque dans Portrait du Joueur (1984) il joue sur les patronymes et s'appelle tour à tour Philippe Sollers, Philippe Diamant, ou Philippe Joyau. Pour Nathalie Sarraute toute autobiographie est fausse et dans Enfance (1983) c'est l'idée d'un narrateur unique qui vole en éclats. Dans W (1975) de Perec, le « je » du roman renvoie à la fois au personnage de Gaspard et à l'auteur.
Ce brouillage de l'identité se prolonge par la critique du rapport aux souvenirs. Dans W l'Histoire figure à la place de ces souvenirs d'enfance qui ne sont que des constructions à partir de photographies, de textes, de films, pour illustrer que même le souvenir est de l'ordre de la fiction. Le souvenir d'enfance fabriqué prend alors la place de la mémoire vivante, et W apparaît comme un travail d'occultation et de substitution. Par son travail romanesque, Céline a conscience du mensonge, de la reconstruction qu'est le souvenir, et il dresse l'équivalence entre l'histoire et le mensonge. Pour lui "tout est fantasme" et il assume cette part de faux. Celui qu'on peut considérer comme l'un des précurseurs de l'auto-fiction a conscience de la prééminence de la fiction sur la réalité. La notion de pacte autobiographique est ainsi présentée comme une impossibilité.
La réalité et le réel
C'est le rapport à la vérité qui s'en trouve questionné. Quelle vérité à la première personne peut exprimer une littérature d'influence autobiographique piégée par le processus de mise en récit ? Il ne s'agit plus de courir après la réalité, ce que Maupassant a déjà condamné à l'échec puisque « tout réalisme est un illusionnisme ». Il s'agit de s'en prendre au "réel". Mais qu'entendre par ce mot ? Pour Jacques Lacan, « le réel c'est l'impossible ». Dans la même veine, chez Georges Bataille, Le réel est tout ce qui résiste à l'image et au sens. Le réel est la part de l'expérience humaine qui échappe à l'expérience ordinaire et en appelle à la création d'un autre langage, en réponse à l'expérience d'une extase. L'extase, c'est l'expérience radicale dans laquelle le sujet parvient à une vérité qui le dépasse et qui ne peut être exprimée dans l'optique du sujet classique. L' « expérience intérieure » chez Bataille renvoie aux épiphanies chez James Joyce, ou encore aux révélations apportées par les expériences proustiennes des clochers de Martinville, de l'odeur des aubépines, ou de la madeleine trempée dans le thé. La vérité change alors de statut : ce n'est plus seulement conformité à la réalité, mais réponse à une expérience nommée le réel.
Du "moi" au "je"
L'expérience du réel et la possibilité paradoxale de son expression supposent une redéfinition du sujet littéraire : si le "moi" est le sujet de l'expression de la réalité dans l'autobiographie, le "je" est celui de l'expression du réel dans le roman du je. La distinction appartient à Jacques Lacan, qui a souvent opposé un « moi », qui peut être représenté, et un « je », qui est la parole pleine que vise à exprimer le roman du je. Ainsi, l'oeuvre littéraire ne procède-t-elle pas d'un "moi", qu'elle aurait pour tâche d'exprimer, de représenter, mais se met en route en direction d'un "je", auquel elle donne l'occasion de se manifester en le délivrant de toutes les identités illusoires avec lesquelles on le confond. Ce processus interminable, irrésolu, placé sous le signe d'un non-savoir sans appel, fait du "roman du je" la forme la plus vraie de l'autobiographie. En d'autres termes, ce "je" est le "moi créateur" (selon la distinction proustienne moi social/moi créateur) s'inventant lui-même par la fabrication du texte. C'est l'idée énoncée par Philippe Sollers dans Logiques (1968) : "Il s'agit, en somme, non pas de produire et d'écrire, mais de s'écrire et de se produire, d'entrer dans la seule réalité des signes où l'on est soi-même un signe, renversement qui va donner à sa vie (et à son écriture considérée comme moments significatifs de cette vie) une portée et un sens débordants". Le "je" se trouve alors forgé dans l'espace de la fiction, qui est son seul lieu d'existence.
L'émergence du "roman du je" marque l'entrée de l'autobiographie dans l'ère du soupçon. L'ego-littérature (les autobiographies) concevait le "moi" comme une réalité. L'autofiction a conçu le "moi" comme une fiction, puisque c'est le moment où l'autobiographie prend conscience du caractère fictif de tout récit fait par un individu de sa vie. Son objet est le moi, en tant qu'il est nécessairement fiction. Mais l'hétérographie dépasse ce point de vue, et met en place le "je" et son retour par l'expression de l'impossible. L'hétérographie est l'écriture qui postule que le roman a pour vocation non de dire le même mais de faire apparaître le radicalement autre.
Le travail du négatif : la corne du taureau et l'élaboration du je
Dans le roman du je, le sujet se construit et se déconstruit dans la confrontation perpétuelle avec l'horizon du négatif, de l'impossible. La confrontation autobiographie/roman se fait chez Leiris par l'expression du mythe du sacré. Dans sa préface de L'âge d'homme, "de la littérature comme une tauromachie", il conçoit son autobiographie comme une prise de risque. Il en est le toréador, toujours menacé par "l'ombre de la corne du taureau". Chez Leiris, l'ombre de la corne du taureau est la confession sexuelle, et plus particulièrement l'aveu de ses problèmes d'impuissance et la confession de ses expériences les plus sordides. On retrouve une semblable conception de l'élaboration du "je" chez Céline. Pour lui, « il est important de ne le montrer qu'après l'avoir tartiné de merde », C'est-à-dire en le mettant à l'épreuve de l'abject. C'est une conception sacrificielle du "je", pour qu'il puisse émaner de cette saisie du verbe par l'émotion.
Mais le roman du "je" peut aussi être le lieu où le sujet se place dans un rapport de confrontation avec l'Histoire collective. Dans l'homme foudroyé (1945) de Cendrars, cette conception sacrificielle du « je » est placée sous l'égide de Lazare et du phénix. Cendrars, qui a eu le bras fusillé puis amputé, qui a failli mourir pendant la guerre, est l'auteur d'une autobiographie fuyante, romancée, fictive. Le mythe du phénix incarne la mise à mort du "je" pour qu'il puisse renaître, renaissance par le mythique. Quant à W de Perec, c'est une autobiographie qui se génère à mesure qu'elle s'écrit : le sujet se construit grâce à l'écriture. Et la page blanche située au milieu de l'oeuvre renvoie à l'idée que le texte se construit à partir du vide.
"Je", Histoire collective et témoignage
Le roman du "je" ne signifie pas un repli vers l'intime, mais comprend aussi l'Histoire. Ainsi à la question d'Adorno, à savoir la poésie est-elle encore possible après Auschwitz, répond la notion de romanesque lazaréen par Jean Cayrol. Pour lui, c'est la littérature lazaréenne, c'est-à-dire celle de la déréliction, qui doit être la seule possible après Auschwitz. Or la condamnation de l'autobiographie entraîne la remise en cause de la notion de témoignage, récemment entreprise par ailleurs par le philosophe Agamben. En effet, comme l'explique le philosophe italien, tout témoignage se fait par délégation. Pour dire le réel, un dédoublement s'opère entre celui qui a vécu et celui qui raconte, sans qu'il y ait d'harmonie entre eux, ce qui fonde le caractère aporétique du témoignage. Ainsi, le témoignage de l'impossible est un témoignage impossible. Le langage en est la conversion coupable et cependant nécessaire. Pour Maurice Blanchot, l'écrivain est l'aussi rusé qu'Ulysse, c'est-à-dire celui qui peut écouter le chant du réel sans s'y noyer. Le naufragé (celui qui a vécu) et le rescapé (celui qui raconte) pouvant être une même personne. Il y a là quelque chose de l'ordre de la discordance au sein de la parole autobiographique. Celui qui vit et celui qui écrit sont deux.
De la sorte, le roman du "je" est la forme la plus aboutie de l'autobiographie, et substitue à l'écriture d'un "moi" celle d'un "je" qui se constitue par l'écriture. Ce "je" s'élabore dans le texte par l'expression du radicalement autre, de l'impossible qu'est le réel, quand ce réel ne relève pas seulement de l'intime mais peut renvoyer à l'Histoire collective. Cette définition fait de la littérature une pratique condamnée à l'échec, puisque ayant pour tâche d'exprimer l'inexprimable. Il ne peut alors exister que de relatives réussites, c'est pourquoi la création littéraire est une tâche qui ne peut se résoudre en une oeuvre ultime et définitive, comme le rêvait Mallarmé. Mais paradoxalement, ce qui en fait la faiblesse en consacre aussi l'immortalité : la littérature s'éleve alors telle une tour de Babel, qui peut bien se rapprocher toujours d'un ciel dont la nature lui restera, de toute façon, à jamais étrangère.